L’avocat invisible

  • 04 décembre 2020
  • Theodore Dela Avle

L’avocat invisible

« Je suis un homme qu’on ne voit pas. Non, rien de commun avec ces fantômes […] ; rien à voir, non plus, avec les ectoplasmes […]. Je suis un homme réel, de chair et d’os, […] — on pourrait même dire que je possède un esprit. Je suis invisible, comprenez bien, simplement parce que les gens refusent de me voir. […] Quand ils s’approchent de moi, les gens ne voient que mon environnement, eux-mêmes, ou des fantasmes de leur imagination — en fait, tout et n’importe quoi, sauf moi. »

Ainsi commence L’homme invisible de Ralph Ellison, publié pour la première fois en 1952. Aujourd’hui, ce sentiment résume encore l’existence de bien des avocats issus de minorités dans les bureaux juridiques et les grandes sociétés.

Si vous aviez assisté à un événement d’entreprise ou traversé les couloirs d’un grand cabinet ou d’une grande société il y a, disons, 30 ans, et que vous étiez retourné observer la même scène tous les 10 ans, vous auriez probablement vu de subtils changements démographiques chez les personnes présentes. Un peu plus de femmes, un peu plus de personnes de couleur.

Pourtant, si vous grattez la surface, si vous examinez les réunions d’associés, les listes des plus grands avocats et les rencontres d’avocats généraux aux mêmes époques, les seuls changements notables pourraient concerner la mode vestimentaire. La représentation démographique n’aurait pratiquement pas changé comparativement à trois décennies plus tôt.

Les tentatives pour accroître la diversité ont ciblé l’embauche aux premiers échelons. Or, si les statistiques globales en matière de diversité se sont améliorées, les progrès ont été bien plus lents aux échelons supérieurs.

Je vois cela dans les dossiers que nos cabinets externes traitent pour nous, et au sein de nos organisations partenaires. Les avocats adjoints débutants ou en mi-carrière que l’on prépare pour qu’ils deviennent les prochains meneurs de leur domaine, les prochains associés, les prochains avocats principaux dans des postes stratégiques… démographiquement, ressemblent tous aux gens qu’ils doivent remplacer. La diversité n’est pas très présente.

Pourquoi en est-il ainsi?

Au premier échelon, je tiens comme acquis que les juristes sont embauchés parce qu’ils répondent aux critères : de bonnes notes dans une bonne faculté, et un travail aussi acharné que celui de tout le monde pour se rendre jusque-là. Je tiens comme acquis que la formation en entreprise ou en bureau d’avocats qu’ils reçoivent fait en sorte qu’ils sont en mesure d’effectuer les recherches nécessaires en tant qu’avocat adjoint débutant : préparation des dossiers, rédaction exacte d’ententes, etc. Mais ce sont là les bases du travail du juriste, et une bonne partie de ce qui est considéré comme nécessaire pour devenir associé n’a rien à voir avec ces bases.

Selon moi, le moyen le plus sûr de traduire la compétence innée d’un jeune avocat pour en faire un partenaire stratégique que les organisations souhaitent embaucher et que les cabinets juridiques veulent promouvoir, c’est l’apprentissage par osmose — un processus lent et progressif, qui consiste à siphonner les connaissances, l’expérience et les compétences des avocats plus expérimentés. Et c’est précisément ce qui fait défaut dans la carrière de nombreuses personnes appartenant à une minorité raciale dans les grands cabinets et les grandes sociétés.

Nous avons tendance à être attirés vers les personnes qui sont comme nous, ou que nous croyons être comme nous. Aussi, même les programmes officiels de mentorat peuvent donner des résultats peu convaincants s’ils ne sont pas correctement conçus ou mis en application.

À un endroit où j’ai travaillé, mon mentor proposé et moi avons été informés le même jour, par courriel, que nous avions été jumelés… ce qui nous a tous les deux surpris. Nous n’avions jamais travaillé ensemble et n’avions interagi qu’à peine. Il a fini par décliner, indiquant qu’il n’était pas en mesure d’être un bon mentor pour un jeune avocat cette année-là, car il avait des questions personnelles à régler.

Une autre fois, presque chacun des associés d’un groupe auquel j’avais été affecté a été mon mentor officiel à un moment ou à un autre. Toutes les quelques semaines, on m’informait de ce changement de mentorat. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser que chacun, quand je lui étais affecté, sentait qu’il avait tiré la paille la plus courte. Je ne crois pas que leur réticence était due au fait qu’ils ne m’aimaient pas ou ne voulaient pas être mentors. Je crois qu’ils ne pouvaient simplement voir en moi aucun élément avec lequel s’identifier et qu’ils ne savaient pas comment cela aurait pu fonctionner. Ou peut-être qu’ils ne souhaitaient tout simplement pas faire l’effort requis pour dépasser nos expériences et nos origines différentes et être d’excellents mentors.

À l’autre bout du spectre, j’ai eu un mentor — une grande vedette de l’entreprise — qui a embrassé son rôle de front, et la différence a été spectaculaire. Le premier jour, elle m’a invité dans son bureau pour discuter de son approche pour le mentorat et me demander ce que je voulais en tirer. Elle a résumé sa pratique au sein du groupe et m’a dit qu’elle était prête à m’aider à réussir au sein du cabinet si j’étais prêt à faire le travail requis, qui serait acharné. Si j’étais prêt, elle pouvait m’enseigner beaucoup.

Je suis sorti de son bureau avec une excitation joyeuse! Son intensité m’intimidait un peu, mais son engagement m’impressionnait, et j’étais fier qu’elle me croie capable de relever le défi qu’elle me lançait.

Elle a été fidèle à sa parole : peu après, j’étais avec elle dans le bureau de l’avocat général d’une des plus grandes sociétés au pays. Elle m’a présenté comme un nouvel avocat adjoint travaillant avec elle, et l’avocat général s’est montré très accueillant. Il a expliqué le travail qu’il effectuait pour eux et m’a fait comprendre qu’il était heureux que je fasse maintenant partie du groupe. Avec ces présentations, le client m’a vu comme un membre important de l’équipe dès le premier jour, et m’a traité comme tel. Travailler 16 heures par jour sur un tel dossier n’était pas si désagréable!

Un mentorat productif comme celui-ci n’a pas à se limiter aux programmes officiels : le mentorat informel peut être tout aussi précieux. J’ai aussi tiré des leçons sur l’exercice du droit de certains associés ou avocats principaux lors de conversation en dehors du contexte du travail, lors d’un lunch en vitesse, en jasant dans un événement social ou en soupant chez eux avec leur famille. Ces occasions m’ont servi à sonder des avocats d’expérience, sans la pression d’une cause précise à régler. (Dans un cas précis, il a été très utile d’être rassuré que la rage de l’associé colérique causée par un espace double après un point dans une lettre autrement parfaite ne fût pas un symptôme de stupidité latente chez moi.)

Même si nous avons tendance à graviter vers les gens avec lesquels nous nous sentons des affinités, demandons-nous comment nous pouvons vraiment savoir ce que nous avons en commun avec une personne si nous n’avons fait aucun effort pour le découvrir. Pourquoi ne pas plutôt entamer nos relations avec nos collègues avec comme prémisse que nous sommes similaires puisque, à tout le moins, nous avons tous traversé la faculté de droit et choisi une carrière en entreprise?

À la fin de L’homme invisible, le narrateur comprend qu’il doit honorer sa complexité individuelle et rester fidèle à sa propre identité sans sacrifier sa responsabilité envers la collectivité. Il est prêt à émerger de son hibernation.

La diversité ne se produit pas simplement parce que vous réunissez des gens « différents » qui se fondent dans le groupe ou se conforment au statu quo. Elle ne peut se produire que lorsque les gens sont encouragés à ajouter leur unicité au mélange. Comme profession, faisons de notre mieux pour que personne ne se sente invisible. Reconnaissons, encourageons, interagissons, remettons en question, appuyons.

Theodore Dela Avle est conseiller juridique principal pour Bruce Power, où il cherche toujours des façons de donner au suivant. Contactez-le à l’adresse dela.avle@brucepower.com.