Arrêtez d’innover et lisez d’abord ceci

  • 13 décembre 2019
  • Kyla Sandwith

Arrêtez d’innover et lisez d’abord ceci

Depuis quelques années, le mot « innovation » est sur toutes les lèvres dans le domaine juridique. Cependant, la pensée magique a largement pris le pas sur la finalité et les mécanismes véritables de l’innovation.

Non plus un moyen d’améliorer la prestation des services des juristes d’entreprise, l’innovation est devenue une fin en soi. Autour d’une idée s’organisent des conférences et se rédigent des articles, nos talents étant mis à contribution pour définir notre compréhension de ce qu’est (ou n’est pas) l’innovation juridique. Pour compliquer encore les choses, l’innovation est souvent assimilée à la technologie, considérée comme une panacée, la réponse à tous les problèmes opérationnels juridiques. On présume également qu’une véritable innovation passe inéluctablement par une transformation numérique.

Dans ce contexte, je ne m’étonne plus d’entendre des juristes d’entreprise exprimer leur lassitude et leur désillusionnement par rapport à l’innovation en soi. Bien qu’ils soient prêts à adopter tout ce qui leur permettra de rationaliser leur travail et d’obtenir de meilleurs résultats pour leurs clients, leur bonne volonté s’évanouit face à ce que j’appelle les « obstacles liés aux ressources » que sont le temps, l’argent, l’adhésion et les connaissances nécessaires pour faire des gains d’efficacité et d’efficience. Si ces obstacles ne sont pas surmontés, l’innovation aura beau vous passionner, votre projet prendra fin avant même d’avoir commencé.

Préparer le terrain

Avant de s’attaquer aux obstacles liés aux ressources, examinons l’approche problématique qui a été adoptée en matière d’innovation juridique et de technologie. Pour commencer, il faut redonner au mot « innovation » un sens moins angoissant en l’amputant du dilemme « innover ou mourir ». L’innovation est simplement une idée ou une nouvelle façon de faire qui répond mieux aux besoins des parties prenantes. On détournera ainsi l’attention de l’innovation en tant que telle pour braquer les projecteurs sur l’important : les parties concernées par l’innovation.

Ensuite, séparons la technologie de l’innovation, du moins au début. La technologie fait souvent partie de nombreuses solutions, mais ce n’est pas le point de départ. Si on part du principe que la solution réside dans la résolution des problèmes opérationnels, on se ferme inutilement à des solutions de rechange qui pourraient être plus viables et rentables. D’après mon expérience, commencer par la technologie augmente le risque d’implémenter une solution qui n’est pas adaptée à l’organisation ni même au problème, ce qui coûte cher en temps et en argent.

Cerner le problème

La plupart des juristes d’entreprise ont une bonne idée du type d’aide dont leur organisation a besoin. Je ne vais donc pas m’étendre sur la façon de cerner et d’évaluer les possibilités d’innovation, sauf pour dire que l’évaluation commence par la prise en compte des facteurs suivants : la compatibilité avec la stratégie de l’entreprise, le niveau de risque, les répercussions financières estimées et les répercussions organisationnelles.

Par ailleurs, si vous êtes novice dans le domaine de l’innovation, il est important de choisir un projet gérable qui procure des gains relativement rapides. Vous pourrez ainsi développer vos compétences, gagner la confiance au sein de votre organisation et bâtir une bonne plateforme à partir de laquelle lancer votre prochain projet.

Susciter l’adhésion

L’adhésion est l’une des ressources les plus importantes dont le juriste d’entreprise a besoin pour effectuer un changement organisationnel. Pour chaque projet, on devrait commencer par identifier les parties prenantes clés et susciter leur adhésion – et j’utilise le mot « susciter » à dessein.

Ayant un point de vue unique au sein de l’organisation, le juriste d’entreprise constate souvent des inefficacités, des risques et des inefficiences que les autres ne voient pas. Par conséquent, susciter l’adhésion revient souvent à éduquer les parties prenantes clés non seulement sur le problème, mais aussi sur ses coûts. Souvent, une fois que le problème et ses répercussions sont compris, les parties prenantes réclament une solution.

Pour susciter l’adhésion, on pourrait, par exemple, collaborer avec les parajuristes internes pour déterminer combien de temps ils consacrent au travail redondant et évaluer l’incidence sur leur niveau d’efficacité, de stress ou d’implication. Ou encore, on pourrait travailler avec les employés clés des opérations pour évaluer l’incidence des retards d’examen des contrats sur leur niveau de productivité et d’efficacité. La clé est d’identifier le plus grand nombre possible de parties prenantes touchées par le processus et de créer une demande à tous les niveaux de l’organisation.

Le fait de susciter cette adhésion aux tout débuts présente des avantages importants et permet d’amorcer rapidement le processus de gestion du changement. D’après mon expérience, en ce qui concerne les groupes juridiques en particulier, lorsqu’un changement est réclamé dès le départ, on peut déjà compter sur une équipe de défenseurs et les chances de succès du projet sont multipliées.

Obtenir des ressources

L’adhésion est la condition préalable pour obtenir l’argent, le temps et les autres ressources nécessaires à la recherche de solutions novatrices aux problèmes cernés. Les services juridiques d’entreprise étant déjà considérés comme des frais généraux, le financement de projets novateurs est difficile à obtenir, même dans les organisations les plus avant-gardistes. Lorsqu’il obtient une adhésion opérationnelle ou qu’il réussit à démontrer tout le temps et l’argent que l’innovation permettrait d’économiser, le service juridique devient un acteur crucial des opérations et de la responsabilité financière de l’entreprise.

Dans le cadre du processus d’adhésion, il est essentiel de quantifier les impacts du problème identifié. Ils seront souvent intangibles (risque, réputation, stress, frustration), mais également financiers.

L’impact financier s’évalue en faisant l’estimation la plus juste sur la base d’hypothèses. Par exemple, pour déterminer le coût d’une saisie de données redondante, il faut multiplier le nombre d’heures de saisie par année par le salaire horaire des personnes concernées, incluant les avantages sociaux et les primes. Même si le résultat n’est pas tout à fait exact, dès lors que les hypothèses de base sont solides, c’est un moyen efficace de chiffrer les inefficiences opérationnelles.

Les impacts intangibles et financiers servent de cadre pour déterminer les ressources nécessaires. Par exemple, l’organisation doit-elle se préoccuper de ces impacts? Combien d’argent le projet justifie-t-il d’investir? Quelles ressources internes (temps des employés, expertise, ressources en TI, etc.) et externes (consultants, experts en la matière, etc.) faut-il mobiliser?

Avec une solide base de ressources, le projet est sur la voie du succès. Mais où se situe la technologie?

Choisir la technologie

Dans les mandats d’amélioration de l’efficacité opérationnelle qu’on me confie, la question de savoir quelle technologie choisir se tranche au terme d’une analyse en profondeur qui permet de déterminer les causes du problème et d’identifier la solution idéale du point de vue des parties prenantes. En effet, la technologie est un outil qui vient appuyer le processus pour produire le résultat souhaité. Inversement, un processus ou des résultats mal définis pourraient exacerber les problèmes opérationnels que l’on cherche à résoudre.

Idéalement, un processus et des résultats bien définis devraient permettre de répondre à des questions telles que : quel est le meilleur logiciel d’administration de la preuve électronique? Vaut-il mieux utiliser l’IA ou la chaîne de blocs? Comment automatiser pour répondre aux besoins de l’organisation? Cette dernière partie en caractères italiques est celle qui importe vraiment. Il m’est arrivé souvent de voir des gens, aveuglés par les gadgets d’une technologie et mystifiés un vendeur exalté, oublier que la technologie doit faire un travail spécifique pour l’organisation.

En inversant l’approche conventionnelle et en commençant par le processus, on augmente les chances de trouver la bonne solution ainsi que la technologie qui répond aux besoins des parties prenantes et de l’organisation. En fin de compte, on augmente de façon exponentielle les chances de réussir le projet et d’obtenir des résultats durables pour les années à venir.

Kyla Sandwith est avocate et consultante en opérations juridiques, De Nova inc. Communiquez avec elle à ksandwith@denovoinc.ca.